Kolumne

Les crises de l’intégration européenne

par Gilles Grin | Juni 2018


Quelles sont les dimensions de la crise de l’intégration européenne ? Comment replacer cette dernière dans une perspective historique ? Quelles sont ses spécificités ?

Une crise contemporaine aux facettes multiples

Le début de la crise contemporaine qu’affronte l’Union européenne (UE) remonte à 2005. On peut discerner sept facettes à cette crise :

  1. Crise institutionnelle : la crise a éclaté avec la non-ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe en 2005. Elle a été suivie d’une crise de ratification du traité de Lisbonne en 2008-09. Le problème central à résoudre a été de savoir comment faire évoluer les institutions européennes au sein d’une Union élargie et plus diverse. Finalement, le traité de Lisbonne est entré en vigueur le 1er décembre 2009. Les apparats constitutionnels et les symboles européens ont été mis de côté, de même que la composition réduite de la Commission européenne. Nombre de citoyens ont gardé l’impression d’un nouveau traité adopté au forcing. Les textes ultérieurs, Pacte budgétaire ou traité instituant le Mécanisme européen de stabilité, sont qualifiés de traités intergouvernementaux et ont été adoptés sur des bases différentes. La question de savoir s’il faut rouvrir ou non le débat institutionnel au sein de l’UE reste actuelle. Supranationalité et intergouvernementalisme continuent à se faire face. L’idée d’une intégration différenciée et inclusive semble plus que jamais actuelle. Le rendez-vous des élections européennes de mai 2019 sera un moment crucial.

  2. Crise économique, financière, budgétaire et sociale : cette crise commencée en 2008, la plus grave de l’après-guerre, trouve ses origines outre-Atlantique et a contaminé l’Europe. Elle a menacé l’intégrité de la zone euro et donc l’existence de la monnaie unique européenne. Un clivage nord-sud a été creusé. La réponse de l’UE a consisté dans le développement d’une gouvernance économique dotée de nouveaux instruments (Pacte budgétaire, surveillance macroéconomique, Mécanisme européen de stabilité, Union bancaire). La croissance économique est certes revenue, mais l’Europe ne s’est pas encore remise des désaccords autour de l’austérité. Il n’y a pas de consensus sur les réformes restant à conduire en matière d’architecture de la zone euro.

  3. Crise politique : certains systèmes politiques nationaux ont connu une crise de légitimité politique de grande ampleur. Une crise dérivée a atteint l’UE. Les votes eurosceptiques et europhobes ont progressé dans de nombreux États membres et au niveau de l’Union. Des partis portant ces votes ont franchi les portes du pouvoir dans plusieurs pays, y compris en Italie, pays fondateur des Communautés européennes dans les années 1950 et troisième économie de la zone euro. Le crédo de la souveraineté nationale revient avec force. Plusieurs facteurs ont joué un rôle dans ce bouleversement, dont les conséquences de la globalisation accélérée, le rejet de certaines élites traditionnelles et les effets des politiques d’austérité. Le climat politique en Europe a changé depuis quelques années, à tel point qu’une majorité eurosceptique au Parlement européen en 2019 devient envisageable.

  4. Crise migratoire : en 2015 surtout, l’Europe a connu une grave crise liée aux migrations, qui a fait le lit des courants populistes et qui ne semble pas encore digérée. Les États de l’UE y ont réagi en ordre dispersé, ne faisant guère preuve d’esprit de solidarité. L’espace Schengen-Dublin, pas encore suffisamment consolidé, a été mis à mal et un clivage entre l’est et l’ouest de l’Union semble avoir été durablement renforcé.

  5. Brexit : en juin 2016, le peuple britannique prenait la décision historique de quitter l’UE. Les négociations de retrait sont en cours. On ne sait pas encore très bien quel modèle de relations futures avec l’Union les Britanniques privilégient. A ce jour, les 27 ont fait preuve d’une forte cohésion interne, semblant dissiper tout risque d’une décomposition accélérée de l’UE.

  6. Crise de l’ordre multilatéral : l’entrée en fonction de l’administration Trump aux États-Unis en janvier 2017 a fait arriver au pouvoir les porteurs d’un programme souverainiste, protectionniste et remettant en question le multilatéralisme mondial. Les États-Unis rejoignent ainsi la Russie dans une forme d’hostilité envers l’intégration européenne. Que reste-t-il de l’Alliance atlantique dans ce contexte ? Les États-Unis sont-ils toujours le garant de la sécurité de l’Ancien continent ?

  7. Crise liée au régionalisme : cette crise ancienne touchant plusieurs régions d’Europe s’est exacerbée en 2017 en Catalogne. L’UE a été critiquée par certains pour sa non-intervention dans la crise malgré le fait qu’elle n’a aucune base légale ni mandat politique pour le faire.


Perspective historique

L’histoire de la construction européenne est jalonnée au fil des décennies d’une succession de crises et de relances. De façon très schématique, on peut dire que les Communautés européennes, devenues Union européenne en 1993, ont dû traverser à cinq reprises des périodes de crise : 1954-57, 1963-69, 1973-85, 1992-95 et depuis 2005. L’intégration européenne a été en crise un peu plus de la moitié du temps. Chacune de ses périodes de crise est bien entendu particulière et nous n’avons pas ici la place pour les détailler.

Historiquement, les crises de l’intégration européenne ont été de divers ordres. Schématiquement dit : économique, politique, institutionnel. Certaines sont endogènes tandis que d’autres sont exogènes. L’étude des crises et des relances devrait être inséparable. À cet égard, Jean Monnet a écrit dans ses Mémoires (1976) : « J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises. » L’histoire montre bien que les crises fournissent des opportunités et peuvent être un facteur de progrès, parfois avec du retard, parfois indirectement. Il serait cependant faux d’assumer que cela offre une garantie systématique de relance pour l’avenir.

Spécificités de la période actuelle

La crise contemporaine que traverse l’UE peut être caractérisée par les quatre particularités suivantes :

  1. Elle est multiforme du fait d’un empilement de crises simultanées ou successives, plus encore que par le passé.

  2. Elle est devenue la crise la plus longue, ce qui accentue le risque d’usure.

  3. Elle inclut une large crise de légitimité politique qui n’a pas de précédent et touche beaucoup de systèmes nationaux dans leurs fondements.

  4. L’environnement international de l’UE lui semble hostile comme jamais.


Face au constat qui précède, on pourrait être tenté de se demander si l’UE aura un avenir. Historiquement, elle a toujours fait preuve d’une grande résilience, mais le futur n’est pas écrit d’avance. Jour après jour, on note un mélange de développements inquiétants et de facteurs positifs. Dans cette seconde catégorie, on peut mentionner les résultats d’une étude de l’Eurobaromètre commandée par le Parlement européen et parue en mai 2018. Selon elle, 60% des citoyens européens considèrent que l’appartenance de leur pays à l’UE est une bonne chose et 67% pensent que leur pays a profité de cette appartenance (plus haut taux depuis 1983). L’enjeu ne semble pas être une possible disparition brutale de l’UE. Elle pourrait plutôt le cas échéant se faire marginaliser et devenir insignifiante.

Il vaut la peine de se demander ce que l’UE peut apporter au continent européen. Les six contributions suivantes peuvent être mises en exergue :

  1. la paix entre ses membres (qu’elle a garanti historiquement) ;

  2. une contribution à la pacification de son voisinage (la plus forte lorsqu’il existe une perspective d’adhésion à l’Union) ;

  3. la sécurité à ses membres (partant du constat que la Pax Americana semble remise en question, mais cela coûtera de l’argent et exigera une Europe politique, ce à quoi les États et les citoyens ne sont peut-être pas prêts) ;

  4. plus de prospérité (avec le difficile enjeu de concilier une solidarité d’ensemble et la responsabilité de chaque État) ;

  5. le renforcement des droits de l’Homme, de la démocratie et de l’État de droit ;

  6. la capacité de défendre collectivement les valeurs et les intérêts européens dans un monde plus multipolaire et moins multilatéral, sachant que les États ne le peuvent plus individuellement (autrement dit, encadrer la mondialisation).


En fin de compte, l’enjeu pour l’Europe apparaît géopolitique et civilisationnel. Le continent se trouve à une croisée des chemins.

Gilles Grin est docteur en relations internationales, directeur de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe et chargé de cours à l’Université de Lausanne. Ses propos n’engagent pas ses institutions d’affiliation.