Kolumne

Nouveaux objectifs de développement – nouvelle politique?

de Gilles Carbonnier | November 2015
La nouvelle génération d’objectifs de développement durable modifie les conditions-cadre de la coopération internationale. Sa mise en œuvre requiert des efforts accrus de la part de tous les Etats – y compris la Suisse.

De nouveaux objectifs de développement ont été adoptés le 25 septembre dernier par les 193 Etats membres des Nations Unies. Les Objectifs de développement durable (ODD, en anglais SDG), à réaliser entre 2016 et 2030, se démarquent des précédents Objectifs du Millénaire pour le développement (2000-2015) à plusieurs titres :

- Les ODD ne concernent pas que les pays en développement, mais aussi les pays industrialisés. C’est notamment le cas d’objectifs qui visent une plus grande efficience énergétique et la promotion de modes de production et de consommation soutenables. Mais c’est aussi le cas du premier ODD, qui appelle à réduire de moitié le pourcentage de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, tel que défini au plan national. Or, plus de 10% des "pauvres" vivent dans des pays à haut revenu.
- Le processus de formulation des ODD s’est avéré remarquablement participatif, au moins à ses débuts. Plus de 5'000 organisations de la société civile de 120 pays ainsi que les responsables de centaines d’entreprises privées ont participé aux consultations initiales.
- Les 17 ODD portent non seulement sur l’éradication de la pauvreté extrême et de la faim dans le monde, mais aussi sur la préservation de la biodiversité et des océans ainsi que sur des questions de croissance et d’industrialisation. L’Agenda 2030 pour le développement durable considère (enfin !) les dimensions économique, sociale et environnementale du développement.
- Les tractations sur le financement des ODD ont précédé l’adoption des objectifs, avec la troisième Conférence internationale sur le financement du développement qui s’est tenue à Addis Abeba en juillet dernier.

Premier constat : la question du financement va jouer un rôle décisif dans la mise en œuvre des Objectifs. Les investissements annuels requis pour atteindre les ODD se monteraient à plus de $5'000 milliards par an. L’aide publique au développement représente moins de 3% de ce montant. Même avec un engagement croissant de la Chine et d’autres économies émergentes, par exemple par le biais de la nouvelle Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (à laquelle la Suisse s’est associée), l’aide étrangère ne peut jouer qu’un rôle marginal sur le plan global. Elle peut toutefois s’avérer cruciale pour les pays les moins avancés et les Etats déchirés par la guerre. Les problèmes sécuritaires et l’instabilité politique rendent la tâche des agences de coopération particulièrement ardue dans ces contextes, avec des risques accrus d’échecs des projets d’aide et d’atteinte à l’intégrité des personnes qui travaillent sur le terrain.

Deuxième constat : l’essentiel de l’effort requis devra être réalisé au plan national et local. Certes, les investissements privés sont appelés à jouer un rôle majeur dans l’Agenda 2030, encadrés par des standards sociaux et environnementaux qui restent à préciser. Mais outre ces investissements et les remises de fonds des migrants, l’essentiel des ressources devra être généré par et dans les pays en développement eux-mêmes, notamment à travers l’impôt. Or, c’est précisément sur des questions de taxation et de fiscalité que les négociations ont buté lors de la récente Conférence d’Addis Abeba. Les pays en développement ont proposé d’établir une nouvelle organisation intergouvernementale chargée de lutter contre l’évasion fiscale, veillant par exemple à ce que les multinationales soient taxées dans les pays où elles déploient leurs activités en fonction des profits générés. Les pays industrialisés ont rejeté cette proposition, se cantonnant à un renforcement du Comité d’experts de l’ONU pour les questions fiscales. Le Projet de l’OCDE et du G20 de lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS), présenté à Paris par l’OCDE le 5 octobre dernier, vise à limiter les pratiques d’optimisation fiscale indue des entreprises multinationales suivant le principe de taxation des profits dans les juridictions dans lesquelles ces profits ont été générés. L’extension de telles pratiques aux pays en développement devrait contribuer à renforcer leur base fiscale, notamment dans des économies qui dépendent fortement de l’exportation de ressources naturelles.

Troisième constat, la lutte contre les changements climatiques risque d’entrer en concurrence avec le financement des (autres) ODD. Les pays donateurs ont réitéré leur engagement à mobiliser $100 milliards par an d’ici 2020 en faveur des pays en développement pour les aider à lutter contre les changements climatiques. Vu l’état des finances publiques des pays donateurs, on voit mal comment cet objectif pourra être atteint sans empiéter sur les budgets d’aide au développement, à moins d’un accord international sur une taxe carbone dont il sera question lors de la Conférence de Paris sur le climat en décembre. Les pays en développement exigent que les fonds dédiés à la lutte contre le changement climatique soient additionnels – et non soustraits – au financement du développement.

Au-delà des questions financières, l’essentiel réside dans l’impact concret que la mise en œuvre de l’Agenda 2030 pour le développement durable aura sur le terrain. Les engagements contractés le 25 septembre 2015 par les membres des Nations Unies ne sont pas contraignants d’un point de vue juridique. Leur mise en œuvre repose entre autres sur un système de suivi-évaluation visant à mesurer les performances au niveau national, régional et global accompagné de pressions politiques pour inciter les Etats à tenir leurs engagements. Or, les indicateurs de performance ne devraient pas être adoptés avant mars 2016. Les Etats et la société civile, notamment les milieux scientifiques, doivent contribuer l’établissement d’un reporting crédible pour informer et faire pression sur les décideurs politiques.

Si l’on peut se réjouir de l’inclusion des trois dimension du développement durable, l’Agenda 2030 manque singulièrement de priorités, avec 17 objectifs assortis de 169 ‘cibles’ dont certaines peuvent sembler contradictoires. Alors que les objectifs 8 et 9 promeuvent une croissance économique soutenue et une industrialisation durable, les objectifs 12 et 13 exigent des mesures urgentes pour lutter contre le réchauffement climatique et l’établissement de modes de production et de consommation durables. Chaque Etat sera tenté de mettre la priorité sur quelques objectifs aux dépens d’autres. Les experts ont commencé à fournir des recommandations sur la mise en œuvre les ODD. Un think-tank danois a par exemple mobilisé 82 ‘éminents économistes’ pour identifier des priorités : investir l’argent sur 19 cibles concernant avant tout la santé et l’éducation des enfants aurait un rendement quatre fois supérieur à la même somme répartie entre les 169 cibles.

C’est dans ce contexte que le Conseil fédéral prépare son Message concernant la coopération internationale pour la période 2017-2020. Ce texte, soumis aux chambres fédérales l’année prochaine, doit établir les priorités stratégiques et les enveloppes budgétaires de l’aide publique au développement suisse pour les quatre ans à venir. Il s’agit d’abord d’honorer les engagements pris au titre des ODD et de la lutte contre le changement climatique envers les pays en développement. Or ces engagements requièrent un effort accru de la part de la Confédération dont les finances sont sous pression, même si cette pression est nettement moindre que dans nombre d’autres pays donateurs. Un travail d’information et de persuasion auprès des (nouveaux) élus s’avère crucial en vue d’obtenir la majorité requise au Parlement pour maintenir le cap sur l’engagement de dépasser le seuil de 0.5 pourcent du revenu national dédié à l’aide publique au développement.

Au-delà de l’aide étrangère, il s’agira de travailler à la mise en œuvre de l’Agenda 2030 au plan national, en Suisse. Ceci passe par une plus grande cohérence des politiques publiques pour le développement durable qui concerne de nombreux domaines : politique énergétique, commerciale, financière, agricole, de promotion de la paix, etc. Ici encore, les questions fiscales figureront au premier plan, notamment en lien avec le commerce des matières premières.

L'auteur: Gilles Carbonnier est Professeur d’économie au Graduate Institute of International and Development Studies (IHEID) et l’auteur de Humanitarian Economics (Hurst & Oxford University Press, 2015)