Kolumne

Les frugaux, héritiers européens du thatchérisme

von Gilbert Casasus | August 2020
La victoire revendiquée par les chefs de gouvernement des cinq pays frugaux lors du dernier sommet européen évoque, à bien des égards, celle que Margaret Thatcher s’était attribuée il y a plus de trente ans. Par la suite, l’histoire démontra qu’elle avait perdu la partie.    

Même les plus anciens ne s’en souviennent guère. De retour du sommet de Fontainebleau des 25 et 26 juin 1984, Margaret Thatcher criait à tue-tête son bonheur d’avoir sa « money back ». Elle chantait victoire, oubliant qu’Helmut Kohl et François Mitterrand lui avaient accordé une ristourne à la condition expresse qu’elle se tût – shut up ! - et qu’elle leur laissât dorénavant le soin de poursuivre l’intégration européenne à leur guise. Ce qui devait arriver, arriva : le chancelier allemand et le président de la République française écrivirent ensemble l’une des plus belles pages de l’histoire européenne. De leur poignée de main historique à Verdun naissait alors une vague de réformes que nul n’a oubliées : Acte unique européen, accords de Schengen, Erasmus, Arte, Eureka, etc.

Ce retour en arrière ne doit rien au hasard. Trente-six ans après, il permet de mieux comprendre ce ce qu’il s’est passé lors d’un sommet marathon de Bruxelles des 17 au 21 juillet 2020. Les pays frugaux, d’abord au nombre de quatre, puis de cinq avec le ralliement de la Finlande, se félicitent d’avoir obtenu ce qu’ils voulaient, plus encore d’avoir fait reculer le binôme Merkel-Macron. En position de vainqueurs, ils croient avoir remporté un succès historique, réussissant à faire plier les grands pays grâce au principe de l’unanimité.

Toutefois, leur superbe autoproclamée rappelle à bien des égards celle affichée par Margaret Thatcher à son retour à Londres en 1984. Qualifiés, non sans raison, de « radins » par leurs adversaires, ils font non seulement figure de « profiteurs », mais aussi « d’États ralentisseurs » de la construction européenne. Arc-boutés aux principes comptables de la gestion de l’UE, ils ont démontré leur incapacité intellectuelle de se projeter en avant et d’offrir de nouvelles perspectives économiques et politiques à l’Europe.

Égoïsmes nationaux versus solidarité européenne
Artisans et responsables volontaires d’un constat de carence, les cinq pays frugaux sont désormais confrontés à un reproche dont ils ne se déferont que fort difficilement. Pays riches ne voulant pas aider leur prochain, ils contreviennent ipso facto au principe de solidarité qui, dès 1951, a sans cesse guidé l’esprit européen. Héritiers spirituels et grandeur nature du thatchérisme, ils se mettent d’ores et déjà dans une position d’accusé qui n’est pas sans rappeler celle à laquelle la dame de fer a dû faire face jusqu’à la fin de ses jours.

Cette critique s’adresse d’abord aux Pays-Bas, abandonnés en rase campagne par ses deux compères du Bénélux que sont la Belgique et le Luxembourg. Toutefois, elle concerne surtout les trois pays du Nord, soit le Danemark, la Finlande et la Suède. Que diable allaient-ils faire dans cette galère en s’alliant avec le très néo-libéral hollandais Mark Rutte et le très conservateur autrichien Sebastian Kurz ? En s’associant à leur demande de réduire les dépenses et les contributions au budget de l’Union européenne, ils ont non seulement porté un coup de canif aux mesures environnementales de l’UE, mais également signé une déclaration de faillite du modèle européen de la social-démocratie scandinave. Ils ont en effet privilégié leur égoïsme national et régional aux dépens de l’esprit de solidarité continentale.

Pour avoir su mieux ployer que rompre, les autres membres de l’UE ont néanmoins largement tiré leur épingle du jeu. Leurs concessions conjoncturelles sont infiniment moins significatives que leurs acquis structurels. En cautionnant le double principe de l’octroi de subventions, remboursables à très long terme, et la mutualisation de la dette, l’UE vient de franchir un pas qualifié par certains d’historique. À le scruter de plus près, il laisse en effet entrevoir une fédéralisation des mécanismes européens. Au prix de longues et âpres négociations, l’Union européenne vient de rappeler à ses détracteurs qu’elle existe bel et bien. À ses plus fervents partisans, elle envoie un message d’espoir qui ne demande qu’à être traduit dans les faits, peut-être par l’instauration souhaitable de la majorité qualifiée.

Changement de paradigme de l’Allemagne
Fidèle au vieil adage selon lequel « quand le franco-allemand va, l’Europe va », l’Élysée et la Chancellerie furent une fois de plus à la manœuvre. Grâce, d’une part, au changement de paradigme de l’Allemagne, inquiète des évolutions politiques chinoise et étatsuniennes, et donc favorable à la relance du marché intérieur de l’UE pour préserver ses exportations, de même que, d’autre part, à la ténacité, voire à l’arrogance, du président français, Berlin et Paris ont réussi là, où les autres voulaient les faire échouer. Angela Merkel et Emmanuel Macron y ont certes laissé quelques plumes, mais préservé l’essentiel. Quoiqu’amendé, leur plan a passé la rampe au nez et à la barbe des frugaux, et ils les ont prévenus qu’ils pourraient leur faire subir le même sort que Kohl et Mitterrand avaient réservé à Margaret Thatcher en 1984 !